À l’ère numérique, le « scrolling » compulsif sur les réseaux sociaux est devenu une pratique quasi universelle, souvent qualifiée d’addiction. Mais comment la psychanalyse, et plus particulièrement la pensée de Jacques Lacan, peut-elle éclairer cette pulsion contemporaine ? En revisitant des concepts clés comme la jouissance, l’objet petit a, et les registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, nous explorerons comment cette quête incessante de contenus incarne une nouvelle forme de jouissance, à la fois captivante et destructrice.
La Jouissance Lacanienne : Au-Delà du Plaisir
Pour Lacan, la jouissance désigne une satisfaction paradoxale, souvent teintée de souffrance, qui excède le simple plaisir. Elle relève d’une pulsion inconsciente à transgresser les limites du principe de plaisir, cherchant un impossible à atteindre. Cette jouissance ne comble pas un manque, mais l’entretient, créant un cycle répétitif. Appliquée aux réseaux sociaux, cette dynamique se manifeste dans le « scroller » compulsif : l’utilisateur parcourt des feeds infinis, espérant inconsciemment saisir un objet de désir toujours fuyant.
L’Objet Petit A et le Feed Infini : La Quête de l’Inaccessible
L’objet petit a (objet cause du désir) représente chez Lacan ce qui motive le désir sans jamais pouvoir être pleinement possédé. Sur les réseaux sociaux, cet objet se matérialise dans le flux continu de contenus. Chaque notification, chaque nouvelle publication, promet une satisfaction, mais ne livre qu’un aperçu éphémère, poussant l’utilisateur à poursuivre sa quête. Le feed devient ainsi une métaphore de l’insatisfaction structurelle du désir humain : plus on scroll, plus le manque se creuse.
L’Imaginaire et le Moi Fragmenté : Le Miroir Démultiplié
Les réseaux sociaux opèrent principalement dans le registre de l’Imaginaire, où l’individu se construit à travers des images idéalisées (selfies, stories, profils). Lacan évoque le stade du miroir, où le moi se forme par identification à une image unifiée. Or, les réseaux sociaux fragmentent cette identité en une multiplicité de personas virtuelles, exacerbant l’aliénation. Le « scroller » compulsif reflète alors une tentative de combler la division du sujet (le « je » lacanien) en s’abreuvant de reflets externes — likes, commentaires, ou avatars — qui ne font qu’accentuer le vide.
Le Surmoi Numérique : « Enjoy ! »
Lacan décrit le surmoi comme une injonction paradoxale à « jouir ! ». Sur les réseaux sociaux, cette voix se traduit par une pression à être constamment connecté, visible, et validé. La peur de manquer une story (FOMO) ou de ne pas répondre aux attentes algorithmiques transforme l’usage en impératif moral. La jouissance devient alors une obligation sociale, où l’addiction est autant nourrie par la honte de ne pas « bien » jouir que par le désir lui-même.
Le Réel en Filigrane : L’Angoisse derrière l’Écran
Derrière le voile de l’Imaginaire et du Symbolique (langage des hashtags, codes sociaux), persiste le Réel — l’indicible, l’angoisse existentielle. Le « scroller » compulsif agit comme une tentative de masquer ce Réel, en noyant l’inquiétude dans un flot de stimuli. Pourtant, chaque session laisse un résidu de frustration, rappelant que le vide ne peut être comblé par des pixels. Cette tension entre l’excès de jouissance et l’échec à la saisir définit la condition moderne du sujet numérique.
Sortir du Cycle ?
Comprendre le « scroller » comme jouissance lacanienne invite à une réflexion éthique : comment désirer sans s’aliéner à l’objet petit a algorithmique ? La clé réside peut-être dans la reconnaissance du manque constitutif, et dans le détachement des illusions de l’Imaginaire. Pour Lacan, la seule issue à la répétition morbide est la traversée du fantasme — accepter que le désir, par essence, reste insatisfait. Appliquée aux réseaux sociaux, cette lucidité pourrait libérer le sujet de l’emprise du feed, transformant la quête compulsive en une relation plus consciente à la technologie.